opération Plomb Durci "nous sommes tous complices"
"Nous sommes tous complices"
Ewa Jasiewicz |
INTERVIEW: FRANK BARAT ![]() Ewa Jasiewicz a fait partie des quelques “internationaux“ qui se trouvaient sur place. Militante pour les Droits de l’Homme, responsable syndicale et journaliste, Ewa Jasiewicz a passé plusieurs années en Palestine occupée et en Irak aux côtés des ouvriers de l’industrie pétrolière, des réfugiés, d’unités d’assistance médicale et de communautés locales. Elle est coordinatrice pour le Mouvement Free Gaza et fait partie du collectif éditorial de l’édition polonaise du Monde Diplomatique. Son livre “Gaza : Getto Nieujarzmione“ (Gaza : a Ghetto Unbroken) sera publié en Pologne en mars prochain par Ksiazka i Prasa. Un an après, elle revient, au cours d’un entretien avec Frank Barat, sur cette terrible période.
Frank Barat : Il y a un an, vous étiez à Gaza pendant l’Opération “Plomb Durci“. Pourquoi et comment vous-même et d’autres militants êtes-vous arrivés dans la Bande de Gaza ? ![]() Je crois que nous avons été le relais des témoignages de la communauté palestinienne quant à l’utilisation du phosphore blanc, sur le fait que des civils étaient visés de manière délibérée, que les hôpitaux, les écoles, les services d’urgence étaient pris pour cibles. Et ces récits allaient à l’encontre de la propagande d’Israël. D’autre part, je sais que nous avons été un soutien moral pour les ambulanciers avec qui nous avons travaillé. Ils savaient que notre présence constituerait un témoignage s’ils étaient tués et une protection, aussi petite soit-elle, contre les attaques israéliennes. Quel que soit l’enfer dont nous parlons, tout le monde a besoin d’un témoin pour l’affronter, d’une forme de solidarité, de contrôle pour réaliser que vous vous trouvez au milieu d’une situation aussi inouïe. Nous avons aussi mobilisé les gens à l’extérieur pour qu’ils manifestent et organisent des actions concrètes de boycott, d’arrêt des investissements et de sanctions. Transmettre ce message vers l’extérieur était également très important et beaucoup de gens ont souhaité se mobiliser et renforcer leurs actions militantes. FB : Pourriez-vous nous raconter un événement en particulier qui vous a choqué pendant cette invasion ? EJ : Il y en a tellement. Tellement… Ce serait probablement le bombardement d’une maison par un F-16 à quelques pas de l’endroit où se trouvaient quatre de nos ambulances. J’étais assise à l’avant côté passager, ma main était à l’extérieur de l’ambulance. Puis mon ami, le chauffeur, m’a demandé de patienter un instant, d’attendre un peu. Et soudain, il y a eu une énorme explosion. Des flammes orange ont jailli et des gravats et des débris ont recouvert notre ambulance. L’un des chauffeurs a été blessé et a du être transporté sur un brancard. La route était bloquée par les gravats. Une famille hurlait et tentait de rassembler quelques affaires avant de s’enfuir. Nous ne savions plus quoi faire de nos blessés car les drones grondaient au-dessus de nous et nous avions peur d’une nouvelle attaque, d’avoir plus de victimes et de perdre nos quatre ambulances, si précieuses. Nous sommes passés près de la mort cette nuit-là. Les Israéliens nous ont vus et ont suivi nos mouvements dans les rues de Jabaliya avant de bombarder une maison qui se trouvait à 3 mètres de nous. C’est un exemple d’une utilisation criminelle et démente de la force armée. Autre exemple, celui de l’école élémentaire de Beit Lahiya qui a subi des bombardements au phosphore blanc. Nous sommes arrivés avec nos ambulances après avoir évacué des dizaines de résidents souffrant d’inhalation de phosphore et après que l’école a été touchée de plein fouet. Je portais un masque mais l’odeur pestilentielle et la fumée passaient à travers. Alors que nous étions là-bas, un second bombardement a eu lieu. Je suis restée clouée sur place et j’ai pu voir ces gouttes en fusion pleuvoir autour de moi, jusqu’à ce que quelqu’un me crie de m’écarter et de chercher un abri. Les gens de l’école, qui s’étaient abrités sous un frêle abri de métal, pleuraient et criaient. Le troisième étage de l’école était en feu. Nous avons emmené un garçon boitillant de 7 ans, Bilal Ashkar, dans notre ambulance. Il avait été touché par une capsule de phosphore et projeté en bas de l’escalier de l’école par la force de l’explosion. A notre arrivée, il était mort. FB : Un cessez-le-feu a été déclaré le 18 janvier 2009. Les choses ont-elles changé ensuite ? A quoi ressemblait Gaza et quelle était l’ambiance après la déclaration de cessez-le-feu ? EJ : Les forces d’occupation israéliennes ont envoyé des F-16 pendant que les gens retournaient chercher les fragments de leurs vies déchirées à Ezbet Abed Rabo, un quartier près de Jabaliya. Chaque nuit, les drones continuaient de tourner comme pour nous narguer. Il y avait un sentiment d’humiliation et d’une horreur inconcevable. Un sentiment de perte, un sentiment si profond de dislocation et de perte… Perte de vies, d’êtres aimés, de maisons, de communautés entières, de rues, de mosquées, de magasins, tous disparus. Les gens erraient littéralement dans leurs propres quartiers. C’est comme une nouvelle Nakba (l’expulsion forcée des Palestiniens de leur pays en 1948 lorsque Israël a été créé). Les gens avaient l’impression que la communauté internationale se moquait d’eux. “Ils rient de nous, personne dans le monde ne s’intéresse à nous, ils s’en moquent“ était la phrase qui revenait le plus souvent. C’est comme si un tsunami les avait ensevelis. FB : De nombreux rapports émis par des entités des Nations Unies, des organismes d’aide internationale et de défense des Droits de l’Homme ont été publiés dans les mois qui ont suivi l’invasion. La plupart d’entre eux s’accordaient sur le fait que des crimes de guerre et certainement des crimes contre l’humanité avaient été commis au cours des attaques israéliennes. Avez-vous été témoin de certains actes que l’on pourrait ranger dans ces catégories de crimes ? EJ : Absolument : le ciblage des civils et des zones civiles, la destruction aveugle et volontaire de propriétés, l’utilisation disproportionnée et indistincte de la force, comme dans le cas de l’école de Beit Lahyia, le massacre de la famille Samouni, le bombardement des enfants Hamdan à Beit Hanoun par des F-16, le total non-respect de nos ambulances, le blocage de l’accès aux blessés provoquant des centaines de morts, l’assassinat extrajudiciaire de Sayed al-Seyam et de Nazar Rayan et bon nombre des membres de leurs familles. Nous avons recueilli tellement d’hommes détruits (et de femmes également) déchirés par les bombes lâchées par les drones – ceux-ci peuvent transporter une charge de 150 kgs et sont tellement sophistiqués qu’ils peuvent détecter la couleur des cheveux d’un individu. Selon le Centre al-Mezan pour les Droits de l’Homme, la plupart des victimes ont été tuées par des drones suivis par des F-16. FB : Il y a quelques semaines, 16 organismes d’aide internationale ont publié un rapport déclarant que la communauté internationale avait “abandonné Gaza“. Sur le terrain, les choses n’ont absolument pas changé pour les Palestiniens. Elles ont même empiré. Aussi, que pensez-vous du rôle de la résistance populaire ou du militantisme citoyen ? EJ : Oui, la communauté internationale facilite et finance l’occupation d’Israël tout en affaiblissant et participant au sous-développement de la Palestine. Les citoyens ordinaires ont la responsabilité de ne pas financer ou soutenir politiquement une industrie qui cache le projet continu de nettoyage ethnique et de colonisation de la Palestine. Les citoyens ont la responsabilité de faire naître un mouvement de masse capable d’exercer une pression politique par tous les moyens possibles – BDS (Boycott, Désinvestissement et Sanctions) et par des actions directes – afin que des sanctions soient portées contre Israël et pour renforcer le pouvoir international en ciblant les sociétés qui le violent en termes de Droits de l’Homme et pour exposer Israël au même titre que l’apartheid sud-africain fut exposé avant de disparaître. FB : A votre avis, quels sont les besoins les plus urgents à Gaza ? Que peuvent faire les gens pour aider à sortir de ce statu quo ? EJ : Les Gazaouites devraient répondre eux-mêmes à cette question mais beaucoup de gens disent que ce dont Gaza a besoin, c’est du reste de la Palestine. Les gens qui vivent dans des camps en Jordanie, au Liban, en Syrie et en Cisjordanie veulent retrouver leurs familles et leurs maisons. Le droit inaliénable et légal au retour pour Gaza et pour l’ensemble des réfugiés doit être réaffirmé. La tactique israélienne de division et de torture, de scission de la communauté palestinienne est un projet ancien visant à abattre l’arme la plus puissante contre le nettoyage ethnique : la mémoire, la communauté, la famille. Tant que des gens se souviendront de leurs maisons et de leurs terres, se reconnaîtront entre eux, parleront de leur cousin, de leur oncle, leur sœur, leur frère et pourront continuer de demander : “De quelle famille viens-tu ?“, alors la lutte ne faiblira jamais et ne sera jamais altérée. Les Palestiniens de Gaza doivent avoir les moyens de parler et d’agir par eux-mêmes. Ils ne doivent pas être dépendants des intermédiaires et ils doivent avoir accès au monde, construire des jumelages entre écoles, mosquées, universités, hôpitaux, jeunes, initiatives… Ce sont les moyens qui permettront de rompre l’isolement et de construire un mouvement de solidarité plus étroit et dynamique avec l’extérieur. L’aide n’est pas la réponse. La solution est la solidarité. FB : Un an après la guerre, les gens se sont mobilisés, partout dans le monde à travers des manifestations, pour “commémorer“ l’anniversaire de ces événements tragiques. Que pensez-vous de ces manifestations ? Quels effets ont-elles sur les Palestiniens de Gaza ? Ont-elles un intérêt ? EJ: Les rassemblements sont un point essentiel : nous avons besoin de ce deuil collectif, de participer au souvenir et de descendre dans la rue. Mais il est aussi important de s’intéresser aux sociétés qui violent les lois internationales et qui sont la clé de la perpétuation de l’apartheid israélien, qui, il faut le rappeler, ne se limite pas à Gaza. La Cisjordanie est quinze fois plus étendue que Gaza et n’est qu’une juxtaposition de “petits Gaza“, des bantoustans cernés par le mur de l’apartheid israélien. Des sociétés comme Veolia, Alstom, Caterpillar, Elbit Systems, CRT Holdings et Carmel-Agrexco pourraient être accusées de soutien et de complicité aux crimes de nettoyage ethnique et de colonisation illégale. L’appel au boycott, au désinvestissement et aux sanctions de la société civile palestinienne doit être entendu et soutenu, au quotidien, de manière active. Nous sommes tous les complices de la poursuite et du renforcement de l’occupation. Il s’agit d’une occupation internationale, c’est un problème mondial et une solidarité internationale pour le respect des Droits de l’Homme en Palestine peut mener à une solution au niveau local. FB : Retournerez-vous un jour à Gaza ? EJ : J’y retourne bientôt ! Je pensais n’en partir que pendant un mois, Gaza me manque énormément. J’y suis chez moi, mes amis et ma “famille“ me manquent. Comme tant d’autres militants qui vont en Palestine, ce que nous voyons reste en nous. Nous apprenons et nous recevons des leçons d’humilité de la part des gens avec qui nous travaillons et c’est un honneur et un privilège de participer à cette lutte. Frank Barat est un militant pour les Droits de l’Homme. Il est également coordinateur du Tribunal Russell sur la Palestine. Il réside au Royaume-Uni. Traduction de l’anglais : HeLandTranslations@yahoo.fr Cette adresse email est protégée contre les robots des spammeurs, vous devez activer Javascript pour la voir. Source: michelcollon.info |
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